Cette histoire commence par des maux d’estomacs. De terribles maux d’estomacs, qui empoisonnaient la vie de cet homme depuis son enfance. Cela lui faisait tellement mal qu’il ne pouvait guère rester assis que quelques minutes. Cet homme c’est Heinrich Himmler, numéro deux du parti, le Reichsführer SS. Il eut beau consulter, aucune médecine traditionnelle ne put le soulager.
D’un autre côté, un masseur du nom de Felix Kersten, peu conventionnel, qui jouissait d’une grande réputation. Grâce à une technique acquise auprès d’un masseur tibétain installé à Berlin, il réussit à acquérir la clientèle de ce dernier, lorsque celui-ci repartit pour son pays. Dès 1925, l’expertise acquise par Kersten lui valut une nombreuse clientèle dans les milieux de la haute bourgeoisie et de l’aristocratie européenne. Son fait d’arme le plus glorieux : être parvenu à guérir le prince Henri, époux de la reine Wilhelmine des Pays-Bas.

Heinrich Himmler (1900-1945), NAZI Party official. — Image by © Bettmann/CORBIS
C’est d’ailleurs grâce à ce prestige que le nom de Kersten vint aux oreilles d’Himmler. Il décida de lui demander un rendez-vous. Le 19 mars 1939, Felix Kersten se rendit au quartier général de la SS, situé au 9, Prinz-Albrecht-Strasse. Il est important de mentionner que Kersten avait d’abord refusé de servir un nazi, par peur de s’attirer des ennuis. Mais c’est un ami à lui, l’industriel allemand August Diehn, qui lui demanda la faveur de soigner Himmler.
Dès les premières séances, Himmler se sentit soulagé. Les massages sur des points spécifiques du corps du Reichsführer firent disparaître les douleurs. Très vite, Himmler en fut dépendant, et il devint le patient privilégié de Kersten.
Cependant, le masseur posa trois conditions pour prolonger lesdits massages à Himmler : ne pas s’engager dans la politique nazie, avoir une liberté de mouvement et soigner le Reichsführer dans son bureau et non au sein de son cabinet.

Felix Kersten
Dès lors, une relation de confiance s’installa entre les deux hommes, et Himmler, lors de leur longues séances, devint de plus en plus loquace. Il est important ici de rappeler le contexte difficile dans laquelle se trouvait Kersten ; Il était citoyen finlandais, et l’année 1939 coïncide avec le début du conflit mondial. Ainsi, le masseur se vit coincé dans une situation délicate : la Finlande se retrouvât ennemie de l’Allemagne suite à la déclaration de guerre de la France et de l’Angleterre. Après demande auprès des autorités finlandaises, il fut autorisé à rester auprès d’Himmler en échange d’informations. En Allemagne, il fut assigné à résidence ou devait accompagner Himmler dans son train blindé. Une pression gigantesque pour cet homme qui, pourtant, prit avantage de la situation. En effet, Kersten réussit, grâce au soulagement qu’il procurait au Reichsführer, à lui demander au fur et à mesure des faveurs. Et pas n’importe lesquelles…
Il commença, dès août 1940, par la libération d’un ami : l’industriel allemand August Rosterg qui fut arrêté par les SS, qui lui reprochait d’être membre d’un parti social-démocrate. Après avoir calmé une crise particulièrement douloureuse, le médecin profitait de l’immense reconnaissance d’Himmler pour lui proposer la libération de son ami, demande que ce dernier accepta, sans objection. De plus, la manière de demander la libération ne manquait pas de panache. Comme il le raconte lui-même dans ses mémoires, Kersten explique qu’il nota sur un bout de papier le nom de Rosterg et le donna à Himmler en lui déclarant : « Voici mes honoraires : la liberté de cet homme ». Ce à quoi le Reichsführer répondit : « Du moment que c’est vous qui le demandez, naturellement, je vous l’accorde. » A partir de ce moment, Kersten se mit à demander, après chaque séance, la libération de prisonniers.
Bien entendu, dans le panier de crabes de la direction nazie, cette relation commença à susciter des jalousies, et notamment de la part d’hommes très dangereux, comme Reinhard Heydrich, ou encore Heinrich Müller. Pressions, entretiens, ces derniers essayèrent de pousser Kersten à l’erreur. Surtout que Kersten jouait avec le feu. En effet, le stratagème qu’il avait mis en place s’avérait particulièrement dangereux : il recevait du courrier de la part de personnes dont des proches s’étaient fait arrêter, torturer, emprisonner ou envoyer en camps de concentration afin de demander l’aide du masseur. Kersten ne pouvait pas traiter toutes les demandes, il choisissait les cas les plus graves afin de les soumettre à Himmler. Mais ces courriers représentaient un risque, surtout s’ils tombaient entre les mains d’Heydrich ou d’autres dignitaires nazis. Le courrier, à l’époque, était scrupuleusement intercepté et vérifié par les services allemands. Mais Kersten disposait de privilèges non négligeables: il possédait une ligne téléphonique vers l’étranger, chose rare à l’époque, ainsi que l’autorisation de jouir d’un courrier personnel, non censuré, au siège de la SS, grâce à son protecteur Himmler et de son secrétaire Rudolf Brandt. Heydrich, qui soupçonnait fortement le masseur de travailler pour les Alliés, ne réussit jamais à mettre en porte à faux ce dernier, malgré son acharnement. Ainsi par exemple, le chef de la Gestapo le convoqua un jour pour s’entretenir en privé dans son bureau, dans le but de le mettre sous pression et de le faire avouer. Au cours de cette conversation, Heydrich lui déclara qu’il commençait à comprendre ce que faisait Kersten : il obtenait des faveurs de la part d’Himmler lors de ces massages. Puis il lui demanda les noms de ces gens qui lui demandaient des faveurs. Kersten fut chanceux, car Himmler le convoqua à cet instant dans son bureau. Sans conséquence. Autre exemple: un jour deux agents de la Gestapo vinrent rencontrer Kersten (sur ordre d’Heydrich) pour lui ordonner d’arrêter de soigner des juifs, car la loi allemande l’interdisait : un médecin allemand ne pouvait pas soigner un juif. Ce à quoi Kersten répondit qu’il était citoyen finlandais et que cette loi ne le concernait donc aucunement. Puis il rapporta l’incident à Himmler qui, en conséquence, convoqua Heydrich et le tança fortement en lui rappelant que Kersten était sous sa protection.
Durant ces années, Kersten parvînt à sauver des milliers de personnes d’une morte certaine : socialistes allemands, industriels suédois, Témoins de Jéhovah ou résistants néerlandais condamnés à mort. Mais son influence avait cependant des limites. Malgré des élargissements de plus en plus considérable, Himmler ne cèdait pas sur tout, notamment sur le sort des juifs. Du moins au début… L’année 1944 fut un tournant dans l’attitude du Reichsführer. En effet, sentant la défaite inéluctable, Himmler comprit l’intérêt de commencer à négocier avec les Alliés, et notamment par le biais de son masseur, proche des autorités suédoises et finlandaises.
Himmler cherchait à échapper au naufrage qui s’annonçait et l’influence de Kersten s’en trouva considérablement accrue. Ainsi le masseur réussit, au cours de cette seule année, à la libération d’environ 50 étudiants norvégiens et 50 policiers danois, puis celle de 3 000 femmes néerlandaises, belges, françaises et polonaises. Autre fait d’arme retentissant : Le détournement vers la Suisse à la fin de 1944 de 2 700 juifs promis aux camps de la mort ; Kersten voulait en sauver 20 000, Himmler lui en accorda 2700. En mars 1945, alors que la fin de la guerre approchait, Kersten parvint à extirper environ 15000 prisonniers belges, scandinaves, polonais, français et d’autres nationalités des camps de Dachau, Mauthausen, Theresienstadt, Ravensbrück et Neuengamme. C’est la célèbre histoire des 120 bus blancs du comte suédois Folke Bernadotte qui transporteront ces prisonniers in extremis vers le Danemark et la Suède.
Enfin, le dernier acte extraordinaire de Kersten reste le « Contrat au nom de l’humanité ».Kersten fit signer au Reichsführer ce contrat le 12 mars 1945 après d’âpres négociations : Himmler s’engageait par écrit à ce que les camps leur soient remis intacts, ce qui représentait pour le Reichsführer la désobéissance à un ordre direct d’Hitler. En signe de paix, et certainement pour essayer de sauver se peau, Himmler fit également libérer 5 000 Juifs supplémentaires et demanda à rencontrer un membre du Congrès Juif International.
Kersten, qui quitta alors Himmler pour finir ses jours en Suède, pourra se vanter d’avoir sauvé environ 60 000 juifs durant les six derniers mois de la guerre et des milliers d’autres prisonniers durant les six dernières années. Mais hélas, Kersten ne jouira pas d’honneurs. Au contraire, on lui reprocha sa connivence avec les nazis jusqu’à ce qu’une enquête prouve son action en faveur des victimes du IIIème Reich. Il fut finalement décoré par les Pays-Bas, et proposé plusieurs fois comme Nobel de la Paix, sans jamais l’obtenir. Il mourut en 1960 d’une crise cardiaque. La France le décora de la Légion d’honneur la même année, à titre posthume.
Sources :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Felix_Kersten
Merci pour cet article.
Meme si Felix etait un « ami » ,une contrariete d Himmler et c etait la mort sur le champ!
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Oui tout à fait. J’espère ne pas avoir véhiculé l’idée ici qu’Himmler était un homme facilement influençable et naïf… la vérité est toute autre!
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Pour aller plus loin dans cette histoire passionnante d’un juste entre les justes : le roman incomparable du grand Joseph Kessel intitulé « Les Mains du miracle ».
En lisant cet excellent article, je dois repenser au comte Folke Bernadotte qui a tant agi durant cette période pour sauver des Juifs, entre autres grâce à Félix Kersten.
Folke Bernadotte fut mandaté après guerre par l’ONU pour négocier le plan de partage de la Palestine : le 17 septembre 1948, le groupe terroriste sioniste Lehi le fera assassiner… Un autre pan de l’Histoire de l’humanité hélas si souvent injuste…
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