La lettre de Walter Mattner : la banalité du mal

C’est un article un peu différent que je vous propose aujourd’hui. L’idée m’est venue de manière fortuite, en écoutant une conférence d’un spécialiste français du nazisme : Johann Chapoutot. Lors de son disours, l’historien mentionne une lettre écrite par un soldat nommé Walter Mattner, qui fut traduite en français et qui décrit les atrocités commises à l’est par les Waffen SS pendant l’opération Barbarossa. J’ai mis la main sur la retranscription de cette lettre, en voici la photo, puis la traduction. Le courrier s’adresse à sa femme, et date du 5 octobre 1941.

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«J’ai donc participé à la grande mort en masse d’avant-hier. Pour les premiers véhicules [apportant les victimes], mes mains ont un peu tremblé quand j’ai tiré, mais on s’habitue à ça. À la dixième voiture, je visai calmement et je tirai de façon sûre sur les femmes, les enfants et les nourrissons nombreux. En pensant que j’avais aussi deux nourrissons à la maison, avec lesquels ces hordes feraient la même chose, sinon dix fois pire. La mort que nous leur avons donnée était belle et courte comparée [aux] souffrance infernales des milliers et des milliers [de personnes] dans les geôles de la GPU (police politique soviétique). Les nourrissons volaient en grands arcs de cercles et nous les faisons déjà éclater en vol avant qu’ils ne tombent dans la fosse et l’eau. En finir seulement avec ces brutes, qui ont jeté toute l’Europe dans la guerre et qui, aujourd’hui encore attisent en Amérique […].Le mot d’Hitler est en train de devenir vrai, celui qu’il a dit une fois avant le début de la guerre : si la juiverie croit pouvoir ourdir une nouvelle fois une guerre, alors la juiverie ne gagnera pas, mais ce sera au contraire la fin de la juiverie en Europe. […] Ouah ! Diable ! Je n’avais encore jamais vu autant de sang, d’ordure, de corne et de chair. je peux maintenant comprendre l’expression “ivresse de sang”. M[oghilev] est maintenant moins peuplée d’un nombre de trois zéros. Je me réjouis vraiment déjà, et beaucoup disent ici, que quand nous rentrerons chez nous, ce sera le tour de nos juifs à nous. Mais bon, je ne dois pas t’en dire plus. C’est assez jusqu’à je rentre à la maison.»

Cette tuerie de masse, à laquelle Walter Mattner a participé, a vu la mort de 2273 personnes. Ce qui est intéressant à analyser dans cette lettre, une fois passé l’effroi, c’est la position de cet officier autrichien. En effet, elle permet de comprendre pourquoi la plupart des personnes qui ont participé directement à l’Holocauste ont pu commettre des atrocités. Mattner justifie en effet la mort des juifs dans cet écrit par la nécessité de protéger sa famille et sa patrie. Il avoue avoir eu quelque hésitation lors de l’arrivée des premiers convois, puis son geste devint assuré. Très vite, c’est ce devoir de défense qui prend le dessus sur la pitité. Mais comment expliquer ce comportement des soldats détachés à l’est et leur capacité à commettre des meurtres de masse?

Une propagande au service d’une idéologie

Cette mentalité est le résultat d’une propagande efficace, menée par le régime nazi depuis 1933. Hitler avait beaucoup réfléchi, dès ses premiers pas en politique, sur les moyens de capter les masses et de les détourner. Discours après discours, il testait les formules qui marchaient, les mots clés qui faisaient vibrer les foules. Dans « Mein Kampf », il livre sa stratégie afin d’obtenir l’adhésion du peuple à ses idées :

«L’art de tous les grands chefs populaires a toujours consisté à concentrer l’attention des masses sur un seul ennemi.» Car, précise-t-il «les grandes masses sont aveugles et stupides. (…) La seule chose qui soit stable, c’est l’émotion et la haine.»

L’ennemi était tout trouvé : le juif. Dès ses premières conférences, dans les années 20, il fustigea les juifs devant des foules de plus en plus importantes. Ainsi, le 13 août 1920, devant un public de 2000 personnes, il tint une conférence intitulée : Pourquoi sommes-nous antisémites? Qu’on ne s’y méprenne pas : L’antisémitisme était déjà bien présent dans la plupart des sociétés occidentales de l’époque, Hitler n’a pas crée l’antisémitisme. Mais il a su jouer sur cette peur qui sévissait dans les différentes couches de la société.

Si Hitler était le chef absolu et incontesté, le véritable cerveau de la propagande nazie fut Joseph Goebbels. C’est bien lui qui, à partir de 1933, sera aux commandes de la machine de propagande nazie. Cette dernière oeuvra à la manière d’un rouleau compresseur afin de faire passer les idées du NSDAP.  Les services de propagandes utilisèrent tous les moyens afin de toucher les masses : Radio, presse écrite, actualités filmées, cinéma, affiches aguicheuses, couleurs clinquantes.

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Affiche de propagande : « Il est le responsable de la guerre »

Goebbels ordonna également la purification des bibliothèques : Les ouvrages jugés arriérés ou contraire aux idéaux nazis furent détruits. Les médias libres furent rapidement interdits : les tirages de journaux furent presque exclusivement réservés aux services d’édition du parti. Les radios furent transformées en stations du Reich. Goebbels l’affirma:  «Nous n’entendons absolument pas tolérer la présence, voilée ou ouverte, d’idées que la nouvelle Allemagne veut éradiquer.» L’art et la culture furent également verrouillées, toujours au service des idées nazies : il fallait créer le renouveau de l’art allemand. Sous-entendu que toute forme de déviance, qu’elle soit culturelle, idéologique, ou autre, n’avait pas sa place au sein du IIIème Reich. Pour les intellectuels, il n’y avait alors que deux solutions : La soumission ou la fuite.

Enfin, bien entendue, la jeunesse était au coeur de la stratégie des idéologues du parti. L’embrigadement de cette jeunesse était un acte primordial dans le but d’assurer le futur du Reich. Bien entendu, elle devait être fidèle à la vision de la société qu’ont les nazis. Ainsi les filles et les garçons reçurent une éducation totalement différente. Les nazis organisèrent la création de mouvements de jeunesse : la Deutsche Jungvolk, de 10 à 14 ans pour les garçons, puis l’Hitler Jugend (les jeunesses Hitlériennes) de 14 ans à 18 ans. Le Küken pour les filles de 8 à 10 ans, puis la Jungmädelbund (association des jeunes filles) de 10 ans à 14 ans. En 1933, on comptait environ 3,5 millions de membres de l’Hitler Jugend.

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Joseph Goebbels

Les jeunes garçons reçurent une éducation spécifique dans la perspective d’en faire des futurs soldats, prêt à mourir pour le Reich. Ils se retrouvaient chaque week-end, ainsi que pendant les vacances scolaires. On leur dispensait des cours d’antisémitisme, de nationalisme exacerbé, d’histoire aryenne. Des camps d’été étaient organisés afin de les préparer aux futures batailles: entrainement au maniement des armes, chasses au trésors, activités physiques. Les jeunes filles, quant à elles, apprennaient à devenir de bonnes mères. Elles avaient pour mission de procréer afin de fournir à la patrie de jeunes allemands. Cet endoctrinement, très tôt, fut très efficace. On put remarquer en effet de jeunes enfants, allant jusqu’à dénoncer leur propre parents, qui osaient critiquer le nazisme.

Le but de toute ce totalitarisme, comme l’a lui même déclaré Goebbels était « que le national-socialisme devienne un jour la religion d’Etat des Allemands»

On connaît la suite des évènements. Les lois raciales de Nuremberg et la mise à l’écart des juifs de la société, la spoliation des biens, la déportation, puis l’extermination. Les conflits entre nation, l’Anschluss, la Pologne, puis la Seconde Guerre Mondiale.

Le cas de Walter Mattner est donc un parfait exemple de la force de la propagande sur les mentalités. Himmler, qui était en charge des SS et des camps de concentration, savaient lui aussi que pour un homme, tuer des femmes et des enfants s’avérait difficile.

Son discours à des Gauleiters en 1943 le prouve :

« La phrase “les Juifs doivent être exterminés”, en peu de mots, Messieurs, est dite facilement. Pour celui qui doit l’exécuter, ce qu’elle exige est ce qu’il y a de plus dur et de plus difficile au monde… La question suivante nous a été posée : “Que fait-on des femmes et des enfants ?” Je me suis décidé à trouver là aussi une solution tout à fait claire. Je ne me suis pas senti le droit d’exterminer les hommes – dites, si vous voulez, de les tuer ou de les faire tuer – et de laisser grandir des enfants qui se vengeraient sur nos fils et nos petits-enfants. Il fallait prendre la lourde décision de faire disparaître ce peuple de la face de la terre. Pour l’organisation qui dut accomplir cette tâche, ce fut la chose la plus dure que nous ayons eue jusqu’à présent. Elle a été accomplie. »

Cette difficulté, que l’on ressent dans ce discours, fut surmontée grâce à la propagande omniprésente du régime. Le formatage des mentalités et la déshumanisation du juif ont réussi à faire sauter le verrou de l’humanité. « Parasites, espions, traîtres », la répétition de ces mots pour qualifier les juifs dans les médias, sur les murs, auprès des jeunes a fini par devenir une réalité pour la majorité des allemands. On a vu le résultat avec Mattner, qui fut parfaitement endoctriné et qui se réfugia dans cette logique de défense.

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Walter Mattner après son arrestation

Il reprend d’ailleurs le vocabulaire emprunté par le régime dans cette lettre : Ainsi, les juifs deviennent des « hordes » (ce qui signifie littéralement « troupe d’animaux sauvages »). Il emploie le terme de « juiverie internationale », et considère donc qu’un complot juif existe dans le but d’anéantir le peuple allemand, comme le martelait la propagande. Il a pu ainsi tirer sur des hommes, des femmes, des enfants, car leur existence n’avait à ses yeux pas plus d’importance qu’un virus. Le conditionnement du cerveau fonctionna ici parfaitement. Il n’existe aucune culpabilité à tuer un virus. Mattner n’en a jamais ressenti, même à la fin de la guerre. Et il  n’est que le parfait reflet d’une génération sous hypnose, qu’a su créer le IIIème Reich.

Cette génération endoctrinée eut d’ailleurs beaucoup de difficulté à se démarquer de l’idéologie nazie après la guerre. Les historiens ont conclu que les personnes qui sont nées dans les années 30 – 40 en Allemagne, ont été celles qui ont le plus soutenu les idées nazies après la guerre, du fait de cet endoctrinement dans leur jeunesse, qui a continué à façonner leur vision de la société, et ce, 20 ou 30 ans plus tard.

Il faut savoir qu’environ 200 000 allemands et autrichiens, comme Walter Mattner, ont participé aux tueries de masses à l’Est : Des allemands et autrichiens « normaux »: des médecins, des professeurs, des ouvriers, des artistes.. A ces 200 000 personnes, on peut rajouter 200 000 autres individus, de l’est, qui ont également participé aux massacres (Ukrainiens, Litunaniens, etc.).  La majorité d’entre eux n’a jamais été inquiété après la guerre. Les quelques personnes qui ont été traînés devant les tribunaux se sont toujours cachés derrière le fameux dicton :  » Befehl ist Befehl ». Un ordre est un ordre. Tirer sur des enfants était un ordre. Un ordre venant du commandement, c’est certain, mais également un ordre intérieur, plus intime, influencé par la voix d’une propagande efficace.

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Une réflexion sur “La lettre de Walter Mattner : la banalité du mal

  1. Re-bonjour à vous, merci pour cet article passionnant… je serais fort intéressé par un approfondissement du « cas Mattner »: je vais détailler les explications de Johann Chapoutot le concernant mais peut-être pourriez-vous m’indiquer à quel corps nazi le rattacher. Je lis actuellement « Les chasseurs noirs – La brigade Dirlewangler » de Christian Ingrao mais jusqu’ici, il n’en fait pas mention. S’agit-il de la SS, d’un membre des Einsatzgruppen…?
    Bravo pour la qualité rédactionnelle de votre article ! Je suis toujours stupéfait de l’impact à long terme sur les individus de cette fameuse « prophétie » d’Hitler de 1939 : deux ans après – et encore bien plus tard-, elle sert de caution et relève de ce que Christian Ingrao désigne par les termes de « stratégie de disculpation »…
    A bientôt. Dominique;
    P.S ; il est précieux et judicieux de votre part d’avoir également publié le texte en allemand. merci encore !

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